« TRANSFERT EXPRESS »
de Maryvonne Vénard

Avant-propos

Transfert Express est une manifestation intriquée dans des dispositifs en fonctionnement de la SNCF. Tout, dans l’écriture de ce projet, a donc été conditionné, paramètré, par des contraintes, respectées à la lettre et à la ligne !

Les pratiques professionnelles, les productions (« maintenance et exploitation »), les lieux (gare, voies, rotonde, autorail), ont donc étroitement calibré notre propre rapport à l’espace et au temps.

Or, l’enjeu, à la mesure de la démesure des lieux, était le suivant : comment mêler réel et fiction, visible et invisible, corps en activité (activacteurs… et apparition de corps en action (acteurs… actifs… ? Les actes ont été posés, tous ces entrelacements ont été effectifs, et… les combinatoires artistiques irrémédiablement reconfigurées…

Ce qui suit n’est qu’un livret, fragment d’une œuvre, passée au rouge, puis au blanc, dans la recherche de cette incandescence, que nous sommes en train d’approcher. Manquent donc la bande sonore, la falsification des voix due à l’emploi des micros, les films « réels » (le paysage vu du train) et infographiques (images projetées dans la rotonde, effets spéciaux) ; manquent les corps des agents (comédiens et salariés mêlés), manquent l’architecture de la gare, celle interne de l’autorail, celle glorieuse de la rotonde.
Manque surtout le graphique des relevés de fusionnement entre les cheminots et nous… degrés de fusion si intenses, qu’ils ont permis cette inespérée diffusion…

Dans la ville. Dans ses lieux de transit, d’échanges, de passages ; en paquet, en éventail ouvert ; comme pochette de billet de train : un objet, en trois volets, un dépliant.

On y voit : en large, la façade de la gare de la dite ville, coloriée. En surimpression, juste sous l’horloge, caractères foncés « Transfert Express ».

On y voit : en large, mais de l’autre côté, des sortes d’îles flottant dans un liquide azuréen. C’est là qu’il est prévu d’aller. Aucune cartographie n’est plus réelle que celle-là : il s’agit vraiment du plan premier des rotondes détruites pendant la dernière guerre. Une seule a été reconstruite : celle où nous irons. Ce dépliant fournit des informations sur une destination dont il est annoncé qu’elle pouvait être détournée. Tout est mis en place dans la stratégie « communicante » pour entraîner des publics vers des espaces à découvrir.

Une seule affiche ; un seul support, géant la façade de la gare colorisée. L’essence du théâtre étant bien de faire apparaître ce que nous ne voyons pas, ou plus, ou mal, ou pas encore… cette gare, réalité quasi banalisée deviendra décor, illusion sublime, à travers laquelle nous passerons.

Et donc de l’autre côté : le hall de gare et ses guichets, ses rumeurs, ses annonces, ses bruits concassés, voix et sifflements, chuintements, crissements métalliques. Un guichet mobile, celui-là, appartenant à la SNCF est aménagé pour le spectacle. À certaines heures, une comédienne-trilingue-hôtesse, à la fois, vend des billets pour le spectacle et renseigne, tout en jouant, aussi, les publics sur l’activité de la gare. Le soir : le train 3 333 est annoncé quai n° 4 au tableau d’affichage. La même hôtesse jouera une partition plus précise qui s’appuie sur les fragments qui suivent ; le mode est enjoué, tonique, enlevé.

[Elle accueille par les formules…]
- « Vous désirez prendre de la distance ? »
ou - « Vous désirez prendre le train… et conscience ? »
ou - « Vous désirez réveiller le voyageur qui est en vous ? »
ou - « Vous désirez voyager au cœur du spectacle ? »

[Elle s’informe…]
- « Avez-vous de la réserve ? »
ou - « Êtes-vous une personne réservée ? »
ou - « Au nom de qui ou de quoi avez vous réservé ? »

[Elle échange…]
- « Désirez vous régler en francs français ou en devises de Belles-Iles-Sur-Fer ? »
- « Mais…connaissez vous la devise de Belles-Iles-sur-fer ? Un pour tous, tous pour un… et en ce cas, vous devrez payer de votre personne… »

[Elle annonce les prix…]
- « Le prix comprend le voyage aller et retour… mais le prix ne comprend pas que vous descendiez du spectacle en marche… »
ou - « Le prix comprend le voyage, son retour…
…le prix comprend aussi le voyage intérieur… »
ou - « Le prix comprend l’aller et retour en train…
…le prix ne comprend donc pas le manque d’entrain »
ou - « Le prix comprend le transport aller et retour ; le prix comprend les transports de joie une fois sur place ; le prix vous comprend… »
[Elle remet le billet vendu en rendant la monnaie… elle extrait de ses bijoux aimantés, bagues, bracelets, pinces à cheveux, des pièces de valeurs différentes.]

- À juste titre, de transport, voici votre billet.
- Je prends sur moi de vous rendre la monnaie, mais ne comptez pas sur moi pour la vérifier.

[Elle donne un jeton de présence, indique le circuit à effectuer et conclut…]

- « Vous partez en vacances, vous vous absentez ; vous avez donc besoin d’un jeton de présence… celui ci vous permettra d’entrer dans le jeu, mais attention, en matière ferroviaire, il y a des
aiguilles et des aiguillages partout, vous pourriez vous piquer au jeu »
ou - « Je vous souhaite un voyage admirail »
ou - « Aucune consommation n’est servie à bord… mais nous vous conseillons expressément d’embarquer avec votre soif de nouveaux horizons »
ou - « Je vous souhaite un voyage inoublirail »
ou - « Je vous souhaite un voyage, à un train de paradis… »

Les voyageurs gagnent la salle d’attente, quai n° 4, ambiance salle de jeu.
Une autre comédienne (les trois hôtesses ont le même tailleur, net, bleu outremer, le bel envol en V de leur décolleté est souligné d’un morceau de rail en forme de broche), attend derrière une roulette (rotonde miniaturisée)… trente six possibles. Elle a un cornet de dés à la main.

- « Puis-je voir votre jeton de présence [c’est une pièce de laiton jaune gravée quai n° 4, trouée] »

[Pointant le trou] - « Ah, je constate que vous n’êtes pas tout à fait présent. Nous allons remédier à cette lacune, à ce manque…
- Quelques moments perdus ne pourront être comptés…
- Vous vous étiez absenté de vous-même : je vous prends au jeu.
- Qu’est-ce qu’on gagne à être plus présent ? Qu’est-ce qu’on perd ?
[Les spectateurs s’en donnent à cœur… inventent…]
- « Admis ! Misez ! pour être promis à d’autres mises !… »
[Chacun pose son jeton sur une voie, en prolongement d’un numéro. Elle lance les dés au centre. La roue tourne.
Elle multiplie, divise, soustrait, obtient des chiffres probables ou improbables sur lesquels elle improvisera. Puis…]

- « Vous avez perdu ! pied ?… mais vous gagnerez, haut, la main »
- « Vous avez perdu… au change ? mais vous gagnerez l’échange… »
- « Vous perdez espoir ? mais c’est lui qui vous gagnera ! »

[Le gagnant dont le numéro est le même que celui énoncé, se voit remettre en main propre un objet constitué de deux miroirs dos à dos… ; minuscules triangles, interface passé-futur.]
Sur le quai on entend la voix du speaker ; la nuit coule, molle.

- « Le train à destination de Belles-Iles-sur-Fer, se mettra en place quai n° 4, ce train est sans arrêt d’Avignon-à - Avignon. Attention à la fermeture des portes et à l’ouverture souhaitée des yeux et des oreilles ».

Les voyageurs (la troisième hôtesse, Pandora, « billet, billet, billet »… déchire mécaniquement à la porte de l’autorail, les laissez-passer) glissent, plein pied, se dispersent, s’installent ; délicate lumière de petits citrons. L’autorail s’élance par palier de chaque côté ; les vitres sont hautes, longues, bombées doux, teintées flou.

On entendra deux voix, féminines.

Iris : est une apparition, robe bleuitée, toquée de cailloux lumineux, étoiles décrochées, emprisonnées dans une texture d’encre nocturne. Ombre féminine projetée, éffervente, messagère entre Hermès et les passagers, les transités, ces êtres humains auxquels elle s’adresse à voix nue, chuchotée, presque privée, ou forte, proférée, presque publique. Elle est insaisissable. Quand elle surgit, dans un défroissement d’espace, c’est pour assister Hermès, reformuler des fragments de sa communication, les rendre audibles, resserrés, compréhensibles.

Pandora : est la créature montée de toutes pièces par Hermès ; elle fait partie du dispositif, agence de voyage fictive ; n’a aucune autonomie. Elle est toute courbure ; on dirait l’autorail extensé à partir de son propre corps : son discours est calé sur le rythme, vitesse, accélération, impulsé par le conducteur de la machine.

Iris [mode mineur] : Ce n’est pas ma place, prenez là…
Je ne trouve pas ma place, je l’aie perdue…

Pandora [mode majeur] : La Compagnie des lignes nouvelles à toujours plus haute tension, plus grand débit, plus forte vitesse… vous souhaite… nous accueille… à bord de cet X, dont la mise en circulation contribue à la création d’un réseau à N dimensions ; réseau de troisième génération, dont les caractéristiques particulières, exceptionnelles apparaîtront au cours de ce périple, nous l’espérons, plein d’agrément…
- Mesdames, Messieurs, Mesdemoiselles, les uns… et bienvenue les autres ; bienvenue à bord du Transfert Express !

- Appareillés, vous et moi (pareille au même !); embarqués, vous et moi, (tout le monde m’entend !) dans une aventure dont je ne possède que les tenants… nous venons, instant déterminant, de quitter définitivement le quai.

[L’autorail s’échappe de son amarre, fluide, les lumières deviennent bleues. Une urbanité sèche, à peine entrevisible grâce aux lampadaires aléatoires, découvre sa cacophonie, béton, arêtes, bitume, habitats absents, déperdus.]

Iris : …et maintenant place au…

Pandora : Le décollage s’est effectué dans une telle douceur, que nous n’avons pas senti… nous reposons sur des coussins d’air : le X, produit par « stricte ingéniosité humaine », je redis : « sans aucune autre aide, de quiconque », se dirige, recouvert du pur glacis de la plus récente modernité, tous feux allumés, à travers une nuit ignorante.

Iris : …j’aimerais être à sa place !…

Pandora : Cap sur…
- Mais pourrons-nous continuer indéfiniment de mener cette course-poursuite après notre destin à proprement parler, tout tracé sur une droite ligne ?
Iris : …tout le monde est bien en place ?

Pandora : Au moment même où je vous parle, des murs innombrables se constituent…

Iris : La mise en place est faite…

Pandora : Planification impossible pour cause de courbure mentale… d’aveuglement persistant.
- Tout de même ! Droit sur le but fixé !

Iris : …me faire une place ?

Pandora : Mais pourrons-nous atteindre sans encombre cet archipel, univers clos, monté de toutes pièces, utopie construite toute de formules, en libre accès, à consommer sur place, où nous serons sujets, régnant sur tous les clairs objets de nos désirs, à moins d’être plus certainement assujettis à de vieilles idées fixes ?

Iris : Vous faites du sur-place vous ?

Pandora : Hors là ! Cap sur un lieu… commun ! un rêve rêvé de tout temps, bénéficiant de la plus haute protection de nos enfances : de belles îles…

- Même si un autre pôle, magnétique celui-là, constitué d’événements invisibles, échappant à tout contrôle, peut infléchir notre trajectoire ! !

Iris : Place forte, faible ?

Pandora : Au cas où, le cours de l’histoire, agité de trop forts soubresauts – des aléas, hélas, par nous, préventivement, regrettés, – nous précipiterait, jetés tout vifs dans un tourbillon, en proie à tous les doutes, (petite illustration du principe d’incertitude), nous nous engageons à ne pas vous perdre corps et biens, et à vous transférer, (garantie minimale), les uns et les autres, jusqu’à un point de non-retour…

- Mais nous n’en sommes pas encore… et la traversée s’annonce belle ! Temps festif. Dégagées, sont les voies !

Iris : Place nette ?

Pandora : - Pourvu, juste, que nos fils, blancs, tiennent jusqu’au dénouement !

- Et laissons notre désir d’évasion se dilater jusqu’aux confins du monde, repoussés à perte…où trouver ? à découvrir ?

Iris : Place entière, demie place, tierce ?

Pandora : Suivons…
… les lignes déjà dessinées, d’un transport quasi fictif…
- Vous sentez vous en prise avec encore la moindre dureté, la plus infime rugosité, la moindre aspérité de la réalité ? et pourtant nous voguons sur fer ! Tirez les cartes des valises comme autant de plans sur…la… agrandies !

[Les spectacteurs qui ont gardé posée la valise sur leurs genoux, l’ouvrent, en sortent les objets, au fur et à mesure…]

- … Ou plutôt : suivons les lignes d’une portée quasi musicale… ; ne vous ont pas échappé les longues plages harmoniques, vibrations lentes, ajustées, des vents contre la coque ? Mais pour partition convenablement exécutée, il faut une clé à l’entrée de la portée, clé de sol, de si, de la ? de sol ! Sur ! la voie ! si ! non, celle de sol !
[Pandora sort de nulle part une merveilleuse clé de sol en laiton, articulée en trois morceaux, qui se constitue sous nos yeux.]
- Aucun risque que nous en soyons arrachés, de celui ci, dans le cas plus que probable où d’imprévus surgissants gronderaient aux alentours…

- Sortez les vôtres, des valises, [des clés, outils « pacifiés », c’est-à-dire privés de tout tranchant, piquant, crevant, laqués d’un bleu outremer à l’endroit où ils ont été rognés, lourds ou légers, déclenchent si proche, si intime au creux de la paume, le rêve d’une substance à travailler ?] comme autant d’outils, clé plate, clé coudée, clé polygonale, clé à cliquet, à mollette, à multiprises, à prise, à surprise sure… ! Nous allons forcément nous heurter, nous cogner à des machins, des machines à démonter, déverrouiller, déloqueter, pour mieux avoir accès ! Les clefs autrement manipulées, vont-elles ouvrir d’autres horizons soudainement déployés offerts à nos yeux ? Espérons le centre, l’île promise, l’îlot attendu pour embrasser de là, d’un seul coup d’œil, un apparent horizon – en faire le tour – longuement…

[Pandora a autour de la tête, discret, une sorte de casque ; à ses oreilles, clignotent, deux voyants lumineux, comme signaux venus d’une communication subite ; connectée, obéissante à un tiers : Hermès, toujours invisible mais attentif…]

- Sommes-nous dé-routés ? pas encore ! dés-orientés ? peut-être ! déjà…
Iris : Cherche ma place désespérément…

Pandora [reprenant comme si de rien n’était, vers les auditeurs] : Il n’est pas exclu que la situation se renverse, que nous percutions des obstacles indiscernables à l’œil nu ; cette ligne d’horizon intérieur qui nous sert de repère, instrument utilisé pour visée strictement personnelle, peut-être va-t-elle, déstabilisée, devenir ligne de flottaison inquiète, changement de niveau, ligne de conduite autre, ligne de partage plus juste, des eaux dormantes, ou vives, des pensées, fortes ou faibles, des destinées pesantes ou légères, des rêves denses ou en lambeaux ?

Certains d’entre vous ont déjà, dans leur valisette, de quoi voir autrement, des lampes, munies d’œil, à facettes. Faites pour être utiles…

[les voyageurs cherchent les lampes de poche transformées, aux ampoules remplacées par des conglomérats de rubis, topazes, verres taillés, enchâssés dans le rond de l’œil : c’est la lampe qui nous regarde ?]
[Les oreillettes de Pandora clignotent, impérieuses ; elle s’adresse, à mi-voix.]

- La ligne est-elle coupée ? et la communication ? aussi ?

Iris [impatiente] : C’est moi la doublure, je peux vous remplacer ?

Pandora [reprenant pour nous] : Suivons du regard, maintenant, les lignes de diagrammes révélées à vos yeux, … mais il vous faut les plisser ! Les courbes de niveau ont tout quadrillé, tout recouvert ; les fronces que vous voyez dans ce tissu noir nuit tendu tout autour de vous sont signes que tous les points qui cartographiaient anciennement les paysages, se sont rapprochés les uns des autres ; la lecture de notre environnement en est résolument déformée.

- Les stries, plis, pliures qui constituent désormais toute la surface de la matière, détectables à force d’attentive scrutation, par un procédé anamorphique, se défroissent loin de notre regard, aspirant au large, arbres isolés, indices d’une nature absente : autrefois, l’on voyait, l’on voit toujours par fentes, des ânes, par échancre, des animaux, par entaille, des animaux en voie de disparition, par meurtrière, des ombres godayantes, chancelantes, appelées couramment vaches, répertoriées désormais dans le grand catalogue de préservation des espèces sous le numéro 44.444… Ne sont plus en train de regarder passer…
… tandis qu’ondulent jusqu’à nous, rapide précipité, des espaces sur-équipés, en moyen de communication, de connexion, de commutation, en tout genre, audio, tactilo, technocco, ultra célères, rapide serré serré – sur fer, sur terre, sur mer, compactés en mêmes poches, circonscrits pressés, couloirs de circulation maritime, ferroviaire, transmutés les uns dans les autres. D’autrefois et d’à-venir.
[nous frôlons un emmêlement de locomotives, un enchevêtrement de machines neuves et vieilles, annonciateur du site.]

- Mais ne craignons rien, aucune appréhension à avoir, ce monde de l’autre côté ne jaillira pas pour nous emprisonner, toutes tentacules confondues, dans l’intrication de ses courbures. Pas de transfert actif, de décalcomanies, sur vos corps et visages ! Faufilons-nous, intrusifs entre les mailles lâches de ces diagrammes…

[Le clignotement lumineux redouble]. Sommes-nous même repérés ?
[Accélérant, comme soulagée]
- Echappée belle !
[Enchaînant, nous enchaînant…]
- Mais pouvons nous prévoir ?…
- Pouvons-nous tout prévoir ?…
- Pouvons nous prendre avec nous, toutes nos précautions ? toutes nos dispositions ? pour parer ?

[le train s’arrête englué dans une nuit totale. On entend une voix masculine, très accentuée].

Le contrôleur : - Mesdames et Messieurs les voyageurs, le dispositif conçu et réalisé au poste d’aiguillage dit de Foncouverte pour vous transporter à Belles Iles sur Fer vient de subir des dégradations importantes. Tous les systèmes d’aiguillages sont bloqués à mi-course ce qui signifie que ça ne colle plus, que notre X se trouve cloué à la croisée. Et que vouloir continuer signifierait s’empaler sur la flèche de cœur, signe métallique de la bifurcation.

- Nous n’allons donc pas poursuivre dans la même voie… mais vous êtes sous bonne garde : les deux conducteurs que vous avez vu passer sont à même de résoudre toutes les difficultés.
Il n’est question que d’un détour ! Non d’un détournement !
Les personnes appréhendant les marches arrière ou les changements, les changements de direction, sont priées de se rassurer : ce ne sera pas long.

- Merci de votre compréhension.

[On voit effectivement deux hommes, graves, traverser ; le train fait marche arrière]
Pandora : Nous savions, osant le risque d’un voyage, que l’imprévu, l’aléatoire, pouvait se précipiter à notre rencontre, ou même se mettre en travers de notre chemin, nous barrer la route ? Quel hasard ? ou plutôt, quelle chance nous avons, d’éprouver cet authentique vertige (ailleurs diffus, impalpable), ici condensé jusqu’à, une tension, rassurons-nous ! non dramatique…

- Ni unité de lieu… nous nous délocalisons, au fur et à mesure.
- Ni unité de temps… nous allons très prochainement accélérer, les battements de mon cœur m’informent ; passer à d’autres vitesses et basculer dans d’autres dimensions
- Ni unité d’action… J’avoue : je ne suis pas actrice, seulement activée. Je ne tire sur rien, ne mène rien. Articulée à plus fort que moi – ma marge d’autonomie est terriblement faible, se réduit même… je ne suis pas : seule avec vous ! – à un jet de pierre, il est plus que probable que déjà – pardon ?

[Lumières du casque, affolées.]
- Mais j’entends dans mon oreillette un remuement de cailloux qui augure… !

[Accélérant le rythme et mêlant des bruits de souffle, chuintement,…ébouriffée…]

- Affrontement de courants contraires. Venus de l’autre extrémité du temps – couvert – qui se gâte. Soufflent le chaud et le froid ! déclenche tempête – force maximale !

- Déchaînement dû sans doute à l’accélération panique de nombreux battements de paupières, comme autant d’ailes de papillons emprisonnés ; éclair de lucidité ; tempo redoublé !

- Ma bouche se cerne du signe de l’anti-cyclone, inscrit habituellement autour de l’œil ; présage que ma salive orifice, zone humide , lèvres, vont être dévastées, asséchées de toute possibilité de réciter…citer, banc d’ensablement d’arrêt d’urgence… sur la bande, enregistrées… toutes les preuves de mon existence…vérifiez bien avant les premières secousses.

[La voix se décompose, devient inaudible, presque.]
- À moins que mon imagination ne m’ait joué un tour de magimagimagimagimagie…

Le conducteur : « Mesdames et Messieurs les voyageurs, le sillon initialement tracé jusqu’à Belles Iles sur Fer, et par suite d’un contretemps indépendant de notre volonté, se trouve effacé. Nous vous prions de rester où vous croyez être.

Le Régulateur [trop strict, pour être tout à fait honnête !] : « Régulateur sur le circuit Radio, mécanicien, parlez ! »

Le Conducteur : « Mécanicien du train n° 3333 à régulateur, je vous signale la présence, aux abords du point km 777,777, côté voie 2, d’un sémaphore, mais… l’aile, enfin tu sais le rectangle, enfin quoi, le bout de tôle rouge, que j’ai devant les yeux est vraiment une aile ! étendue ! horizontalement ! C’est quoi ce tour de passe-passe ! ? à vous ! parlez ! »

Le Régulateur : « Régulateur à train n° 3333, tout agent, quel que soit son grade doit obéissance passive et immédiate aux signaux le concernant. Donc pour l’instant, tu appliques la procédure « arrêt d’urgence ».

Le Conducteur : « Conducteur du train n°3333 à régulateur, de plus, je te signale un obstacle de taille ! un tas de cailloux ; qui ressemble fort à du ballast… empilé… atteignant la hauteur d’un homme environ ! D’où il sort ce tas-là ? qui s’est amusé à faire ça ? ni trace, ni outil, pas une âme qui vive ? ».

Le Régulateur : « Régulateur à Conducteur : prends tes distances ; regagne la cabine n° 1 ; éloigne-toi du point dangereux. Même protégé, un point dangereux peut en cacher un autre. Attends mes consignes pour redémarrer. »

Iris [fort, à une personne qu’elle est seule à voir] : La place est libre : prends-la !
[Tendus, le mécano et le cadre traction filent jusqu’à l’autre cabine.]
[La voix d’Hermès, ( l’initiateur de tout ce stratagème), chaleureuse, joueuse ne nous lâchera plus… une bande-son alternera avec des interventions faites au micro depuis la cabine du conducteur.]

Hermès : « Et hop ! tour de passe… partout !
Disparition des témoins derrière les portes à double battant. Cabine aménagée à la va- vite, à double fond. Ni vu, ni connu, plus pour très longtemps !

- Mesdames et Messieurs les spectateurs, le voyage… initial…e… le devient vraiment ! Au commencement était le déplacement !

- À la faveur d’une collusion de banale apparence, des couches historiquement enfouies sous millénaires, auxquelles j’appartiens, sont remontées à la surface… de vos plages… de temps libre.

- Choc dû à la rapidité des turbulences provoquées par l’accélération massive et continue de tout véhicule de transport – tout type confondu – de la cyclette à la navette.

- Votre destination est donc provisoirement modifiée.

- Mesdames et Messieurs les usagers…, clientèle égarée…, à choyer…, vous n’avez rien à craindre ! vous allez faire partie d’une tournée d’un nouveau genre, que j’organise, en personne, tour opérator inédit. Vous êtes en très bonne compagnie !

- Le coup des cailloux, accident de parcours, totalement dépendant de ma volonté, je l’ai toujours fait ! depuis toujours ! tous les avantages : ça sert de repère visuel, ça balise les territoires non aménagés, ça permet d’ouvrir des voies…

- Or, vous alliez dépasser les bornes… aller trop loin !
- Donc…à moi ! de jouer ! et même si je suis à contre sens, à contre-emploi, je prends le manche, la main : je suis le nouveau mécano ; j’ai la clé d’inversion, je lance l’engin pour un galop d’essai sans frein, sans sabot, sans semelle, à coup d’aile au talon… nous flottons…

[Le train est comme en lévitation, nous avons perdu tous nos repères, ne savons plus où nous nous trouvons..]

- Sans en avoir l’air… (je suis un peu confisqué ici !)… mine de rien (c’est vrai que je ne ressemble pas à grand-chose : il faudrait peut-être que je soigne mon apparence dans l’éventualité ou… je …), je vais…

-…mais avant toute chose, pardonne moi Pandora ! exécution de ta mission parfaite ! (on a toujours besoin d’une créature à soi, au cas présent, phonique, avec pré-enregistrement intégré, c’est commode ! Quand je pense au mal que j’ai eu la première fois avec la reconnaissance vocale – je ne sais plus qui s’était mis en tête de me la faire fabriquer « séduisante et mensongère… », m’a donné du fil à retordre… !)…
… Renversement de situation, radical ! à mon tour d’ouvrir les boîtes ! Donc temps mort pour toi. Je ne veux plus t’entendre. Tu permets ? Je retire la bande magnétique, tu ne sentiras rien, n’aie crainte ! par la même occasion, je retire la bande graphique… de la loco (mais ils ont changé de support ?).
C’est un ancien réflexe. Pas envie que l’on sache quelle allure j’ai eu. Je n’aime pas les traces, j’ai pour habitude de les effacer, de les falsifier. Au sol : simple. Par exemple : des empreintes de sabots d’animaux.
La ruse : il suffit d’avancer à reculons. Quand on va tout doucement ça marche ! pour les vaches ! et au matin, les pisteurs vont eux… dans le sens de la corne. Ici aussi il y a des sabots, de frein, mais je ne vais pas m’amuser à les dégoupiller tous ! Filons…
[Comme feignant de regarder par la vitre devant lui]

- Entre parenthèses, (c’est moi qui vous y ai mis, : vous êtes à ma merci !) où sont les lignées ruminantes du troupeau que j’avais subtilisé, si lontemps…, des territoires interdits, hautement privés, pour les amener jusqu’à vous, paissant dans des pacages plus justement publics ? (c’était déjà une querelle d’arrière-garde entre sacré, divin, confisqué et humain, redistribué… mais quand même c’est vous qui en avez bénéficié !…) elles ne regardent plus passer les trains ? Ne me dites pas qu’il ne reste que les carcasses que je vois au loin, en train de brûler : que vous avez voulu devenir comme nous, vous contentant d’un fumet (en l’occurence : d’une fumée… plutôt âcre) émanant de toute viande cuite !

Mais ce n’est pas ça qui rend immortel ! C’est autre chose… condition pour condition : regardez où ça me mène, moi qui suis au sommet, ou tout du moins, dans ses alentours, spécialiste en pneumatologie, traitant de tout problème aigu de bout de souffle, d’essouffflement… joignable à tout moment dans n’importe quel espace, nomade, requisitionné dès que vous allez trop loin, asphysiés… gober les carrés, les interdits quoi… alerté dans l’instant par tout signal radio sur un canton englobant circuit ferroviaire, voie maritime, couloir aérien, et maintenant, autres canaux, fibres en tout genre dont nous parlerons plus tard, j’arrive ! Je suis déjà arrivé ? !

Mais que personne ne me suive, car je ne vais pas y aller par quatre chemins, plutôt par trente-six… toutes vos conditions m’intéressent ! de travail – ah ! les flux tendus ; de détention – ah ! ces portes, fortes ; de prêt – ah ! ce pré carré que vous croyez posséder… en fait, votre condition humaine, entière… c’est plus fort que moi, il faut que je m’en mêle, dès que ça s’accélère, dès qu’il y a du neuf, du nouveau, d’autres séries, je veux en être, avec vous.

- Or cette fois (je suis pourtant en état d’alerte permanente) j’ai à peine eu le temps de défricher les sentiers, d’imaginer un tracé, de faire un premier marquage pour vous préparer le terrain, souffler dans le tuyau de l’oreille des ingénieurs comment ils devaient s’y prendre pour passer au dessus au dedans à travers de l’autre côté, à coup de viaduc, de pont, de tunnel… (je parle de la flèche qui siffle… dernier modèle inventé… qui traverse tout près d’ici,) me suis trouvé propulsé, aspiré par trou noir, remis au monde par expulsion dans lumière éclatée ! Divine ivresse, la mienne ! désormais ivresse humaine, la vôtre !

- Retour d’expérience. Pris de vitesse…Mais je vais vous rendre la monnaie de votre pièce…où plutôt le premier acte de celle que vous m’avez jouée, car en fait, la cabine - scène classique où le conducteur debout actionne frein et accélérateur, l’œil rivé sur la voie qui défile devant lui - était un leurre, un attrape-sensation, un trompe réel, un mirage-à-réflexe, et lui, tout simplement, testait un nouveau concept de « contrôle- commande- de-trafic » !

- Analyse rapide des possibilités : réduction des coûts et des délais ; logiciel capable de générer une infinité de scénarios ; images de synthèse dynamiques projetées sur un écran cylindrique donnant l’illusion des trois D ; temps réel ; sans oublier les mouvements de la cabine suivant cinq axes (pourquoi pas plus ?)…

- Hop là ! embarqué ! Après quelques manipes tout le système était prêt, pour que, vous aussi, puissiez bénéficier d’une répétition à vide, avant de foncer tête baissée dans des choix irréversibles, car vous n’êtes pas tout seul ! derrière vous, ça se bouscule !…

- Vous vouliez faire un tour, voir l’Ailleurs ?
- (Vous ne perdrez rien au change, pour ma commission, voyez avec Iris qui ramassera).

Iris [rapide] : Une de mes missions !

Hermès : Je vais vous en faire faire plusieurs ! des grandissimes ! !
- Là-bas, à fond de train, (c’est une façon parmi d’autres) vous atteindrez la maximalisée vitesse de libération, et vous échapperez enfin, purs évadés, à l’attraction terrestre ! !

- Mais avant, ici, lâchez tout ! faites le vide ! soufflez ! prise de risque nulle, c’est déjà joué ! je baisse la pression. Iris, oh ! ma dédoublée, n’oublie pas de leur donner, s’il t’en reste, de cette racine noire, qui protége contre tout enchantement, voix de sirènes et tutti, dans les passages, défilés, corridors dangereux… tiens ta place auprès d’eux.

Iris : Message reçu, rang tenu, enfin ! à ma place !

Hermès : A la clé : celle de si. Accord parfait, entre nous. Tous.
- Compagnons : nous arrivons ! Le stratagème a fonctionné !
- Compagnons… de cette excellente compagnie des mille et un chemins croisés, créée pour l’occasion ! merci pour ce coup-là ! Coup de main et coup de théâtre : événement unique ! à vous !

- Mécano à régisseur : La nouvelle toile, ombre projetée de mon nouveau réseau est-elle tendue ? La verrons-nous assez ? à toi !

[L’autorail, après être passé sous un lourd portique, va pénétrer dans un corridor résolument noir, les lumières sont muettes. La bande-son fera émerger tous les souffles, ambiance musiquée, anecdotique ou décalée des univers dont Hermès nous parle.]

Hermès : – là, juste, pour vous permettre de souffler ! de respirer ! de faire une pause ! (faussement compatissant) : vous êtes pris dans un tel tourbillon de désirs, de propositions, de sollicitations, happés, soustraits, toute substance sucée… vous ne savez plus où donner de la… Point d’orgue !

Point d’orgue ? mais si, précisément ! ça pulse et propulse dans la conduite générale ? ! ! Ca comprime, et ça décompresse dans les tuyaux !…

Où est le compresseur ? À mes outils ! À mes pointeaux !
Où est mon autre jeu de clefs ? À mes forets ! mes pointes à tracer, percer, vriller ! (Et ma lampe, où ?) . Je vais serrer la machine et vous allez entendre autre chose que ce que vous allez entendre ! Par ici, les courants d’air ! Directement dans la conduite ! Distribution. Allez ! dans les réservoirs ! poussez-vous ! Serrez ! Tout ! À moi, tous les vents de tous les points du ciel ! Engouffrez-vous ! dans toutes les embouchures !
Allez, plus vite ! Par toutes les tubulures, colonnes d’air, vibrez !

- Par toutes les fentes taillées, lèvre inférieure, lèvre supérieure, unissez ! Que lumine, insoupçonnée, la puissance démultipliée des verbes ! Mistral, toi là-bas, proche, proche toi, fais entendre ta « pleine » voix ! hurle enfin, vraiment, à tue ! à toi ! à nous ! enfin vocifère ! Pas de tuyauterie bouchée ! pas de sons assourdis ! mais de la clarté, vive, de l’éclat, sec, de la sonorité, éclaboussante ! juvénardeur je suis !
- Tous les jeux ! à bouche de mutation-les-biens-nommés, requisitionnés ! Formez ! ( À côté de ma première flûte de Pan !.. ça a une autre amplitude quand même !) Alors, silence le fond d’orgue des premières flûtes : sourdine pour vous. Pleins jeux ! et pleins feux !

[L’autorail est arrêté à l’entrée de la rotonde dans le passage]

Hermès : Ah ! nous allons enfin changer de registre
- (Non, je n’ai rien à noter sur le tapis)
- Positif ! grand orgue ! et même le clavier de bombarde ! sonnez !

- (Oui, je sais que c’est obligatoire de passer au bureau de roulement, mais la marche est prévue)

- Clavier de récit, pour mon solo perso, et clavier d’écho, pour tous mes clones égaux : tous ensemble ! Marche !

- (Je ne viens pas pour une Grande Visite Générale, mais pour une Grande Vision Globale)…

- Indicateur de vitesse, signal d’alerte, avertisseur sonore, manomètre de la conduite principale, afficheur de consignes traction, console écran clavier, vous êtes prêts ? Je tire !

- (Répartiteur ? Y es-tu ? Je vais brouilleminer toutes les situations !)

- Vous allez pénétrer dans un théâtre à ciel débaclé, recueilli, un théâtre à fond perdu : des dessous comme vous n’en avez jamais surplombé ! des perspectives… à portée d’œil interne, pas à l’italienne, pas en toile peinte, coloriages, trompes, attrape-songes, faux semblants, faux ressemblants, non !… des points de vue inédits, des éclairages neufs, angles d’attaque, de vision, jamais éprouvés ; pas d’angle mort, ni de point de fuite, aveugle, tache opaque . Non !… c’est une nouvelle machinerie au cœur de laquelle vous allez…
…vous allez enfin être acteurs ! verrez enfin la vastitude du monde se déployer - non plus par le petit trou de la serrure (c’est moi qui m’occupe des clefs, je sais de quoi je parle) - mais en vagues, en ondes, en nappes, en échanges, en médiance, en modulance…

- Je suis le nouveau Deus ex machina ! (je vous avais menti, je ne suis pas machiniste !)
- Que tous les souffles divins, cosmiques, telluriques, mécanistiques s’engouffrent dans mon orgue – fabriqué – dernier cri – par mes soins ingénieux ! (je suis toujours celui qui in-génie)

[L’autorail dans le cœur de la rotonde – pénètre]

Hermès : Roulez sur l’erre !

[Sur la plaque tournante : l’autorail est immobilisé, freins serrés.
Quatre projecteurs, juchés sur le toit de la rotonde vont envoyer simultanément des images sur l’ensemble des portes fermées qui constituent un cirque de support vertical, diaporama géant. Première vision : épousant l’architecture, une porte sur deux, représentations alternées des codes théâtraux, rideaux rouge et or ; et statues d’Hermès en cariatide gréco-stuquée. Au centre d’un puits dont nous ne discernerons que les contours blanchis nous pivoterons.]


Hermès : Terminus ! Ultime station ! Halte là ! personne ne descend ! vous êtes acteurs, mais privés totalement de toute marge de manœuvre – le texte n’est pas encore écrit – et le trou du souffleur, énorme, bouche cerclée de fer - vous êtes posés, traversatoires, juste au dessus – n’exhale qu’innommé – souffles d’âmes, disparus, d’ombres lamentantes, mâchouillant les ténèbres, d’un vieil Hades, d’un ancien purgatorium, personnages soliloqueurs, flottant trop vagues, néant mal peuplé de guenilleux pas présentables, pas présents – pauvres souffrants… - tout ça ne fait pas un pré-texte – ni des répliques
- Bouche ? que veux-tu ?

[On entend des voix lamento, supplio, mélancolo]

- « n’a plus figure divine pas encore figure humaine… »
- « était une grande figure de la mytholo… »
- « devenu simple figurant »
- « défiguré par… »
- « figurez vous que… »
- « figure moi »

Hermès : Terre minée !
- Terminé !
- Terminal ! Play Station !
- Or, là, dessous, dedans les dessous, s’agitent et se mêlent, se disent et se contredisent des forces terribles qui travaillent et tendent la pâte sombre, l’humus noir dans lequel vous vous croyez enracinés !

- Ca tire et ça fait de la fracture, de la fissure, du chaos, de la désordance, ça pousse et ça creuse des fossés, des faillures.
Non ! ça ne roule plus !

- Mais ça n’est pas en panne ! Fumigez ! fumigez ! sourdez ! fuissez par fentes ! Entendez-vous ! Le socle sur lequel vous vous croyiez fermement posés bouge ! Tourne, tournette et tournera… tournant du siècle tu prendras ! Entendez : vous !

[On entend vocaliser des boîtes]
- « est le numéro un de l’écono… »
- « n’avez pas composé le bon numéro »
- « le numéro que vous avez demandé n’est pas encore… »
- « numéro spécial »
- « suite au prochain… numéro »
- « il nous a fait un numéro, un sacré !… »

Hermès : Tour de piste !

De circuit numérique !

Entendez ! Oui : il y a des répliques, des dupliquettes, des décalquettes, des calculettes… mais il n’y a toujours pas de récit, ce grand récit, sur quoi, table de la …, nous pourrions signer nouvel accord ! de vous à moi : nouvelles bases de données neuves ; or, je ne vous entends plus ! nulle part ! D’où, ma sombre machination ! mais à qui ai-je à faire ?
À quel type – proto-socio-novo de personne ? personnel ?… sonnage ?… sonnalité ?
[Faussement déclamatoire.]
Je nostalge du doux grain de vos voix habitées de rires, cascades, envolées, trilles libres, dans la première Grèce. Plus ne s’énonce en direct la voix dénudée me questionnant, m’inquisitant à la croisée des décisions !
[À nouveau, direct.]
Donc confiscation de loco et passage par vos canaux ! Les nouvelles balises n’ont pas encore été inventées ? les nouvelles règles du jeu pas encore formulées ? mais alors qui répond ?

Pause. Posez tout. Déposez tout.

[Hermès teste des voix qui vont lui donner… accès]

« Selon la formule consacrée »
« Là, trouver la bonne formule »
« Ca ne se formule pas ? »
« Formellement interdit »
« Formellement autorisé ! ! !
Tous les organes, je déplombe !
Il faut que je trouve mes repères…

[Des zéros et des uns montent rapide, recouvrant tout, l’intérieur de l’autorail, le sol, le corps des passagers, le toit de la rotonde, descendent, incessants, disloquatoires. Au poste de conduite, Hermès, ivre, quasi.]
Volt
Voltage
Volte, et évolution
Révolte, et ré-volution !
Court circuit
Circuit court
Joncte et dis-joncte !
Jonction possible
Montée en puissance – du 110 du 220
Du 1 500. Continu.
Du 25 000 alternatif. Quasi infini !
Volte ? Vite
Ubiquité
J’ubiquise! Partout à la fois ! Ça ! Je connais !
Mais ne sais. Point. Ici. Où. Donner de la… À bord ! à babord toute !

[La plaque se remet à tourner]
- Ceci est une console - de jeu - vidéo
- Et ceci un joy stick – et ceci un switch et ceci une manette
- Changement de programme : devenez vous-même !

- À mon tour de jouer !

- Passe-moi l’pad – let’s start !

- Tour de piste – boost ! boost ! boost

- Enclenche – mets le turbo, plein gaz, à toute !

- Double le clic sur le switch ! switch !
- Final LAP !
- Pas accro ? Alors que vous êtes sur une plate-forme de jeux ? ! ! ! - au centre d’un gigantesque terrain de divertissement massivement multi joueur ?
(qui a dit : il a changé les règles ? accusez moi d’avoir truqué la procédure ? !)

[D’énormes consoles de jeux vidéo, ont remplacé les rideaux rouges ; les cariatides, elles, ont été remplacées par des Hermès, revus et corrigés, façon bande dessinée, boulonnés au site.]

- Simulation première : la console, escamotable, est devant vous… plus justement… devant moi (suis l’introducteur ? non ?). Pivotez seulement sur axe, tête la première. Ecran, fenêtre allumée… ouverte… précipités dans le labyrinthe des possibles !…

- Les portails vont d’ouvrir – aléatoirement – d’un clignement d’yeux. A droite – A gauche. Bifurcation, arborescence. Le réseau s’immensifie ! Pour toucher (zwif : point de contact) l’autre : celui contre lequel vous luttez.

- Restez où vous êtes, enserrés dans cette terrible gangue corporelle si lourde. Cette peau, reformée autour de vous comme un sac : changez-en ! lâchez, comme peau de personnage. Echangez !

- Et suivez-moi ! Rapidité d’exécution. À peine ai-je effleuré… passons ailleurs.

- Ailleurs s’impulse d’ici !

- À peine le temps de choisir une autre panoplie. Un casque ? un heaume ? un passe-mur ? une pelure ? un galure ?, une cagoule ? un masque ? un simple loup ? et contre l’aile courte et plate, la sandale, le roller, le cyclo, le tank, la trottine chenillante au zig zag tueur ?
Vite vite, mes accessoires !

[Des silhouettes de personnages montent en foule ; s’arrêtent pour être lues ; se précisent, grossies ; se découpent sur chaque porte ; les contours évoquent l’univers des jeux de rôles.]

- Vous êtes immergés dans un jeu vidéo d’un nouveau genre : monde persistant… (vous vous étiez bien rendu compte que disparaissaient des pans entiers de votre réalité à chaque échappée ?)… qui commença bien avant votre arrivée ici se continuera bien après votre départ. En ligne : partie perpétuelle. Ni jour. Ni nuit. Enfermés dans un temps circulaire à perte de mémoire.
[Compatissant.]
- En trou sans fin, au dessous, sans vous, sans un chuchotis, s’écoule la lente lave de votre histoire… Dommage ! Dommage !

[Des murs se mettent en place sous nos yeux ; gros moellons ; rempart en évoquant d’autres ; autre prison. Excité, nous excitant.]

- Vous allez accomplir en cette place forte, encerclés de barrières infranchissables, de murailles en perpétuelle reconfiguration, votre mission supérieure ! de joueur ! A votre disposition : des points, des sorts, des index, des guildes ! Ne soyez plus vous-mêmes, mais, à son plus haut point d’incandescence : ce que vous voudriez être… le battant, l’agresseur, le filou, le guerrier, le guérisseur, le magiciel, le hacker…

- Toutes les reconversions sont possibles !

- Devenez membre à part entière du plus grand dispositif inter.terrestri.rien ! intra-sidera mis en fonction !

- Entrez ! par ici ! Rien qu’au doigt ! et à l’œil !

- Attention ! les remparts vont se recouvrir d’une végétation à croissance accélérée, dopée, la nature reprend ses droits ! lianes, branches, souples tentacules végétales tordez-vous, vous, feuillures, embrassez, emparez-vous !

- Faites nous oublier certains enfermements !
[S’adressant à nous, impérieux.]
- Mais causez-vous ! Chatez ! Vous êtes en relation, direct !

- Vous vous voyez trop les uns les autres ? Vous avez trop accès, trop près trop là trop tôt – trop soudain – trop surpris les uns par les autres les uns dans les autres ?
- Vous ne trouvez pas de stratégie commune pour sortir du piège ? Pourtant vous êtes à vue ! en vue panoramique – bande passante, large ! forum, forum, point à point, point par point. Grandeur nature. Total ! Global !

- Ah ! vous n’avez toujours pas de texte !
(l’image, l’image plus vraie que vraie ! Quelle aubaine !)

- Vous ne retrouvez plus le son de votre voix ?
- Vous avez laissé s’éteindre le… ?
- Voulez-vous que je vous appareille, comme Pandora, d’une délicate boîte vocale ? incisée en gosier ? Je vous branche ? connecte ?
- Spécialiste des contacts en tout genre !

- Dissimulé par, je suis plus qu’expert en simule !

[Les murs ont été envahis par une végétation luxuriante… à la suite : les feuilles larges découpées, cisaillées se sont transformées en éclats de miroir qui se mettent à tourner sur eux-mêmes ; géant kaléidoscope explosé.]

- Attention ! Que les artifices claquent !
Que les couleurs chavirent !
Que les trucages opèrent à vif dans l’épaisseur des pierres et frondaisons en ruine !
- Fondez ! sur ! sus !

- Ah ! ce beau divertissement, explosatif, exploratoire miroir qui sans fin, en échos démultipliés, répercute !

- Miroir, ô beau miroir… Suis-je ?…
[Falsifiant sa voix.]
- vous êtes… mais l’Avatar qui vous parle et va surgir, prestissimo, est mille, méta… plus que toi !
[À nouveau sincère.]
- Miroir sans tain : la machinerie théâtrale annoncée plus haut n’est pas le cœur du dispositif ; elle a été remplacée par des périphériques ; dans les coulisses, mille pupilles mobiles vous fixent, là où vous êtes et capturent vos mouvements pour vous reproduire ailleurs, créatures plus que vous ! Sans ombre !

[Ordonnancement des fragments qui s’adoucissent, deviennent ondes liquides, miroitement irisé, tournoiement, bain bleuté.]

- Et ceci est le berceau un peu large, un peu évasé, un peu commun, nouvelle nacelle, vers d’autres espaces, d’une nouvelle civilisation – vous êtes dans… (nous sommes d’accord : manipe facile, comme un jeu d’enfant !…)
- Enfants soyez dormant, rêvant tout éveillés (moi, autrefois, dans cette première caverne, souvenir – ah ! le doux ventre de la terre – à l’écart déjà tenu ; prenez modèle : ai pu m’échapper ! mes langes n’étaient pas très serrés ! je ne sais plus quelle impulse de sur-vie, sur-vigueur ! mais je me suis, d’un seul geste, défait ! délivré ! pour aller voler le troupeau de vaches d’Apol… ! c’est une vieille histoire ! il y a prescription !

- Rêvez ! Rêvez les yeux grand ouvert !

- Mauvais moment à passer : s’endormir ! se réveiller ! (ah ! ces masses charnues, réglées sur des horloges biologiques d’un autre temps au lieu et place d’une hypnotique salvatrice hallucination !)

- Mais je suis là, n’ayez plus peur ! faites moi confiance !
- Je suis le Grand Navigateur…

[Une bibliothèque composée de livres immenses, nous entoure. Nous voyons les dos des livres, leur empilement serré, il en manque, trous noirs. La plaque tourne dans un sens puis dans l’autre, comme ne sachant choisir.]

- D’un coup de clic, de clac, gardien des serrures, je déverrouille, entre par surprise.
- Je suis le Grand Baliseur !

- S’orienter ! s’adapter ! se retrouver ! Faisceau d’aiguillage en tout genre… Ne vous alourdissez pas d’une mémoire, surcharge encombrante. Savoir proprement encyclopédique (jamais : vous n’auriez pu imaginer ça possible ! visible ! lectable !) tant bien rangé ! Déroule ! développe ! englobe nous et nous t’engloberons toi-même !

- Avec moi, aucun risque de faille, d’errement, de tâtonnement !

- Tout ceci n’est qu’une question d’union, d’intersection, opérations logiques… de base. Lien, langue : le voilà le texte ! hyper ! J’aimais la parole : j’aime encore plus ce nouveau contexte !

- Démonstration en direct des incalculables circulations avec et, sur, à travers simple filet !
- Moteur ! de recherche !

- Vous allez enfin apprendre qui je suis.
- Regardez : je tape le mot-clé « hermes point org. » Arghhh ! ! !

- Qu’est ce qui défile sous mon nom – ne se passera pas comme ça !

[On entend des jingles publicitaires portant son nom, accroches à la consommation. Lui, en rage, mais beau joueur.]

- Je vais inventer un logiciel et l’introduire dans cet ordinateur ; devenir le programmeur pour nous affranchir de toutes les frontières, toutes les cloisons, séparations, créer des passerelles entre – et même, il faudra que je travaille à des moteurs qui communiquent entre eux : pas de confiscation possible ! abusive ! entrer de gré ou de force dans cette architecture où des pans entiers sont laissés foncés, enfoncés dans l’in-nommé, le non-indexé, le non-repertorié… vous serez in.existants ! j’en suis la preuve ! la contre épreuve ! Vous ne pouvez même pas savoir que je… ! Ah terrible confusion, mélange des genres !

- Méprise tant redoutée !

[La bibliothèque commence à brûler, immense autodafé ; les flammes montent, mangent ; suivent fumées, suies qui se creusent en silhouettes écharnées, visages sans bouche et sans regard, enlacées, danse macabre qui n’en finit pas de se dissoudre et de se reconstituer. Les images des livres réapparaitront, intactes, miraculées.]

- J’aurais dû réagir plus vite, mais vous m’aviez tellement réquisitionné, là, derrière, il y a peu, pour accompagner convois entiers vers d’atroces fosses.
Sans rite – sans rituel – vous, serrés, broyés les uns, carcérés les autres, pire que bétail, calciné, oui, le passage, tout passage est douloureux…
…Oui, passeur est ma fonction, de faire arriver jusqu’ici, bas, de faire s’évanouir, s’amenuiser jusqu’au de-là – haut –
… Mais, non, chaos éclaboussé de hurlement, entaillé, explosé de clameurs déchirantes, enchevêtrées tout sanglot confondus, je n’avais pas prise pour que vous vous apaisiez, reposés.

- Tourment ! Tourment ! j’en tremble encore ! Livres où s’enferment toutes connaissances, quelle protection, rempart contre ces accès de fièvre sauvage ? inguérissable ?

- la position du conducteur n’est pas parfois soutenable ! …

[Des lignes verticales blanches tombent dru comme barreaux, de plus en plus nombreux. Lorsque ça s’arrête, on peut reconnaître des codes barres. Autre emprisonnement.]

- celle de producteur : Si ! je change de rôle ! de scénario !

- Tournez, moteur ! Voulez vous jouer pour moi ? vous investir dans mon entreprise ?

- Ne bougez plus, vous êtes ciblés ! Toutes les niches de mon méga-marché sont cataloguées, répertoriées, fichées !

- Ne souriez plus, vous êtes médiamétrés ! Et ne vous souciez plus de comprendre qui ou comment pour qui pour quoi jusqu’où jusqu’à combien se fabriquent ou se défabriquent les objets, courants…

- Prenez plutôt des bons de participation ! avant qu’il ne soit trop tard !

- Flexibilité améliorée, trans-action réduite ! Plus d’intermédiaire, plus de repérage banal local.

[Toutes les cotations boursières ont défilé d’abord lentes puis aussi rapides que nous, puis plus rapides, inscriptions digitales surdimensionnées.]

- Jouez en Bourse, on.line ! Passez au tout électronique ! nouveau réseau ! ! !

Corbeille mondiale ! vue imprenable, depuis cette place boursière à demeure pour vous, sur les cotations en direct.
Plus la peine de donner de la voix, de s’égosiller à la criée « j’ai !, « je prends » ! Abolition du temps ! En tranche ! de l’espace… à la découpe ! Magiques cristaux liquides reconfigurent tous les échanges.

Où, le gain ? quelle perte ? ! ! à partir de ce terminal qui se rétrécit au fur et à mesure que l’heure tourne – grande aiguille absurde sur laquelle vous vous êtiez reposés, je m’avale une ligne de société à la pointe ! de pointe !

[Un noir brutal, sur lequel les symboles simplistes des machines à sous, par série de trois, s’emballent, s’arrêtent, se brouillent, se bloquent sur une combinaison perdante ; sans fin.]

- Il vous reste des jetons ? des plaques ?
- Vous n’avez plus rien à miser ? sur le neuf ?

- Roule, roulette et roulera ! la roue de toute fortune arrêtera ! Sur-qualifié pour tricher dans tous les jeux de hasard, ne trouve plus ici, la pédale de frein qui ralentit pour tomber juste !

- Au centre d’un continent invisible manifesté continûment : croyez en vos yeux et vos oreilles !

- Je pratiquais des embranchements à quatre directions ; mais ici, perdu moi-même le sens ! de l’orientation ? comment le retrouver ?

[Des lignes brisées, points pressés, viennent de toutes parts, se ruer sur, attaquer la substance organique de l’autorail, décomposent toute perception ; mitraillent de flèches lumineuses.]

- Submersion brutale par énormes flots de données. Attaque du système par saturation. Procédure d’urgence. Stopper tout moteur. Arrêt de machine.

- Mais alors quelle voie, direction, faut-il prendre ?

- Submersion du réel par les ondes, mieux que par les flots…absolu emplissement…

[Le noir tombe, plomb. Nous dérivons.]

Hermès : Il y a encore quelqu’un ? en chair ? en os ? en sang ? Pandora ! Pandora ! Prends des mesures avant qu’il ne soit trop tard ! Mesure à la première personne, le premier homme à portée de ta main, en pouce, paume, coudée, pied. Renseigne-moi sur sa densité, sa valeur, son poids de songes uniques et fous.

[Apparaissent sur les murs de la rotonde, des pixels dilatés, noir et blanc, abstraits, qui se courent en motifs destructurés, les uns derrière les autres ; se compactilisent ; deviennent nuit piquée d’étoiles mortes chavirantes.]

- Circulation sans fin, sans commencement, sans arrêt, sans entrave, sans limite… laissez-moi faire ! laissez-moi passer ! C’était donc ça l’ivresse ! de la libre circule !…

- Mi-lieu – Moitié de – Mixe cité ! Mixage, mélangeons, mélangi, mélangea – trois p’tits tours de manive et puis voilà ! mélangemi – mélange-moi !
Table de mixe – nouvelle mise sur – Mixange ! Yaou !

[On entend des sons pseudo-acoustiques, se détériorer, se reformer les uns dans les autres – world musique pâteuse.]

- En boucle - et la boucle est bouclée - lacet trop serré - j'étouffe - lieu rétréci. Pris à mon propre piège, de tous ces autres indifférenciés !

[L’autorail est bloqué net.]

Pandora ! Pandora ! réponds moi ! Ca se resserre autour de moi. Je sens des parois, membranes molles se contracter sur - mais c'est moi qui maîtrise les liens et les cordes et les fils et les ficelles ! Les tire, d’habitude !

[Des éventails de points atrocement lumineux s’ouvrent et se referment à une vitesse vertigineuse. Nous en perdons souffle, conscience.]

- Tout est allé si vite - le monde s'est rapproché d'un coup, me heurtant. Je touche tous les horizons et tous les horizons me traversent ! Les lignes de fuite se révulsent, se retournent contre moi, m'attaquent de toutes parts, pointes de flèches aiguës ! me transpercent !

[Les projecteurs du toit ferment leur oeil programmé ; au sol, cercle de points fragiles, s’allument les unes après les autres, les lampes de bord, pupilles rouges, devant chaque porte… qui s’ouvre, chacune sur une locomotive, mise en veilleuse, en code. L’espace de la rotonde va se découvrir par les fosses, sous les locomotives, se creuser par les barres verticales des néons, en couloir infini, s’agrandir, devenir sous nos yeux un nouveau théâtre où cheminots et machines se confondent, ombres denses.]

- Ouaooouu ! c'était une blague !
- On recommence. On remet tout en place. Compteur à zéro.
Temps zéro. On rallume. On n'a plus peur du noir vidé, ni des signes, ni des signaux. Ici, tout est normal, nommé, codé, codifié. Pas de dérèglement possible. Ni de dérégulation.

[Nous pivotons lentement, sens inverse des aiguilles d’une montre]

Hermès : Car nous nous trouvons – nous nous sommes trouvés – nous nous retrouverons… en réalité… en son cœur de, nœud de fer : là, que pivote pour changement de direction,
Se vérifie, pour sécurité
Se ferraille, quand inutilisable,
Se visite, pour réparation
Se contrôle, pour prévention
S’essaie, pour bonne marche
S’entrepose, se dépose, banc d’essai, toute loco de toute série, de toute catégorie.

- Évolution lente… mais que vous fait peur ?… n’est pas terminée… ! les places vacantes attendent la dernière loc-frêt à informatique embarqué (je vous l’avais dit : tous les points sont touchés par mon inépuisable énergie inventive… ça progresse, ça progresse, c’est plus fort que… mais ici, on s’assure que les freins répondent !).

- Vous ne me croyez pas ? Je communique :
[Utilisant le canal radio sol-train.]
« ici, deus ex… n’ayant apporté aucun dénouement sur la scène du nouveau théâtre mondial, Immatérielle Idole, empêtrée dans un carrefour périlleux, appelle régulateur pour une série de questions concernant les issues à emprunter » ! !

Voix de machine : « Formulation incorrecte ! Identité mal déclinée !
Réitérez votre demande ultérieurement ! – Terminé !»

Hermès [faussement détaché] : Pourtant, je ne manquais pas d'air !

- Mais je voulais en changer !

- Personne n'a jamais organisé de jeux, fêtes, représentations, concours en mon nom…. tant en avais envie !…

- À force de ne plus être en relation qu'avec des claviers, des manettes et manomètres, je ne sais plus qui ? Il y a encore ?…. ici ? ou là ? ou là-bas ? Homme ? Ame ? Qui vive ?

[Les cheminots apparaissent de plus en plus nombreux, insensibles visiblement au drame qu’Hermès se joue, nous joue en direct.]

- Qui va là ? Décidément, ça n'est plus pour de rire - je suffoque.

- trop à l'étroit ! Quitte ! Quitte ou double ! Doublez-moi !

- Abandon de poste… ? La touche - je frappe ?

Terminal !

Voix de machine : « Si vous tapez oui,… »

Hermès : Et même mon masque me serre - mais où auraient résonné mes paroles, si ce n'est à travers lamelles métalliques ?

Terminal ! Act !

Voix de machine : « Si vous tapez oui, une - étranglement de tuyaux -, constriction fatale aura lieu dans les trente secondes et vous vous déferez, privé d'air ; plus de souffle, partant : plus d'inspir… ».

Hermès [plaidant] : - Or, il ne s'agissait que d'un retour… sans aller… Machine - transfert - de cessation - subite - d'activité - d'Immortel ! Ca ira chercher loin ! C'est ça ! loin ! où je vais me retourner !

- Cette fois, je manque d'air !

- Manque d'oxygène ! Asphyxie intégrale !

- Voilà ce que c'est d'être resté trop longtemps à l'arrêt. Coupure exténuante - d'arrivée de…. À bas ! le masque ! À l’arraché ! Je n'ai pas tapé oui ! je peux encore répondre de moi, de mes actes, jusqu'à mon dernier soupir !
- Je n'y resterai pas ?

- Et pourquoi pas ?

- Si les immortels deviennent mortels et les mortels, immortels (votre toute récente tentation !), tous les jeux sont brouillés. Vous et moi sommes en intersection, dernier échange - géant échangeur - dernier contrat.

- Je troque mon statut d’immortel, de deus ex machina démasqué contre la fragilité d'un homme - vivant - non pas mort ! entendez-vous ? pas un automate ! Qui vigile que vigile !…

[L’autorail va osciller d’un sens puis d’un autre, rétrécissant peu à peu sa marge de manœuvre, son choix possible ; se bloquera sur la voie 1, puis sur une autre, la 36, voie de sortie recommandée.]

- Je cède le poste de pilotage. Il y a un référentiel conducteur dans la cabine : les pages en sont blanchies; pour les autres : un écran moite.

(Je n’en suis toujours pas revenu de cet attachement, de cette incommensurable affection que j'ai pour… c'était moi, parmi tous ceux de l'olympe, qui étais toujours là, quand ça se passait mal pour vous).

- Prenez ma place

- Pour plus de sécurité, je ferme les accès impossibles. J’interdis par carrés posés, par fanal fixe toute direction, impasses, ce à quoi vous pouvez renoncer : délimitation d’un périmètre de
réflexion, d’action.

- Chemins de fer, autoroutes de l'information.

- Question de bonne gouvernance pour éviter les catastrophes !
- Vous venez d'accomplir toutes les révolutions possibles, y compris la dernière – fraction particulière, vous public, d’un tout petit morceau, touchée.
Comptez sur vous – ou vous serez comptés, décomptés ! Intégrés, pris dans un circuit, numérique, dans un système en boucle, vous n'êtes pas un numéro ! mais deux !

- Le zéro et le un, de unique - Deux voies possibles : soit les aligner, les zéros ; alors… englouti, submergé, petit canot, à la merci, fou, lâché, jeté, cogné, perdu en connaissance, en réseaux filandreux tenus par des mains invisibles, peu nombreuses mais tant broyeuses.
- Soit, alliés, conjugués, reformulant l'agora, refondant un mythe, de préférence civilisateur, à partir du vivant, du vif, vous, figure une, unique et plus, plurielle, précisez bien : chargement d'âmes dans le même bateau, le même convoi (n'oubliez pas, le passeur : je sais ce que c'est d'avoir en charge, pour responsabilité…), et arracher, défendre la présence et la parole : s'inventer, collectif, grandi, mélioré !

- N’abandonnez pas la partie pour le tout ! Passez à l’acte !
- Puisque devenu acteurs, pouvez prendre vos fonctions nouvelles, assurez le rôle ?
- assumez ?

[Ayant accompli sa mission, nostalgique…]

- Quant à moi, naguère, en fin de carrière, de pierre, au cœur, à la croisée, je rendais des oracles : spécialiste en question traitant tout lien, affectif ou social, toute liaison particulière ou générale.
- Petite ou grande décision à prendre qui n’engage que vous forcément tous les autres…

- Tapez - transfertdhermès.org - , je m’ingénierais à produire des réponses aléatoires ! mes préférences…

[Reprenant le code vocal de l’interpellation cheminote, circuit radio.]

- «Train n° 3333, en rade, au cœur, physique et méta, au croisement, d’un complexe, ferroviaire et autre, désire faire le point de la situation, avant de re-démarrer – demande consignes de sécurité maximale à observer. Régulateur ! à vous ! »

Voix de machine : « Aucun régulateur, capable de traiter des questions d’intérêt général mondial n’est prévu. Terminé ».

Hermès [s’adressant direct à nous] : Poste à pourvoir ! qui postule ?
- « Train n° 3333, appelle répartiteur. Quelle configuration envisageable ? À vous ? »

Voix de machine : « aucun répartiteur capable de travailler sur de meilleures distributions, redistributions plus acceptables… Terminé ! »

Hermès : Poste à pourvoir ? qui prend ?
- « Train n° 3333, appelle cadre, agent de la maîtrise, législateur… À vous. »

Voix de machine : « la production n’a référencé aucun cadre, dont ce train spécial, un peu particulier, aurait besoin… Terminé. »

Hermès : - Une seule issue possible pour vous sortir de là, d’ici : marcher à vue, vitesse minimale, puisque visibilité réduite. Précaution maximale. Grande prudence…

[Se retirant, la voix devenue proprement caverneuse… gravée dans pierre.]

- Je sens ma voix se déformer.
formez – informez-moi ! !
trans-formez-vous !

Voix d’homme [encore jamais entendue] : « Plaquiste à mécano du train n° 3333 ; est-ce que le tour est joué ? »

Première voix du conducteur : « Mécano du train n° 3333 à plaquiste, le tour, est joué. Nous repartons voix n° 1, libres ? »

[L’autorail quitte la plaque tournante abandonnant un site qui va continuer la production avec l’équipe de cheminots jusqu’à quatre heures du matin (la rotonde fonctionnant en 3/8). Le retour, rapide, jusqu’à la gare n’est que silence. Les espaces, comme essorés.]

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