D'UN COLLOQUE «ENCADREZ-VOUS»

PROLOGUE

Au diplomate qui lui demandait les secrets de son succès à Bagdad, Kofi Annam, secrétaire général des Nations Unies, a fait cette magnifique réponse : « Quand j'avais 17 ans, j'ai appris une leçon que je n'ai pas oubliée. Un jour, au pensionnat de Kumasi, au Ghana, le professeur arpentait la classe, en tenant devant lui un immense papier blanc taché d'un petit point noir. Il nous demande, « les enfants, que voyez-vous ? » Nous répondîmes : « un point noir ! » Il dit alors : « Personne n'a vu une feuille de papier blanc. N'affrontez pas la vie avec ce genre de réflexe ».
Que nous dit ce texte ?…
- Que le secret de la paix… et la prévention est aussi une action de pacification, de réconciliation, de responsabilité individuelle et collective, action d'anticipation de ces violences, crises, volontés de détruire et de se détruire. Guerre déclarée contre un monde hostile, incompréhensible, extérieur, et son équivalent plus terrible encore, intérieur, terrain de batailles de tout ce qui constitue l'homme, l'enthousiasme enivrant qui transcende l'énergie vers du progrès, et ces anciennes, archaïques pulsions de mort, de rage, abîme sans fin…
- Que le secret de la paix, (un des nombreux, mais parlons de celui-là) résiderait tout d'abord dans notre manière de voir : de ne pas isoler un point noir - oui une difficulté, dans la première acceptation du terme - mais de mettre en relation le cadre global, « général », le champ délimité par la surface blanche, un espace où se situe ce « point-là », qui n'existe précis, précisément qu'en fonction de cet espace.
- Or, apprendre à voir nécessite une approche sensible, continue, indirecte. Comment faire pour que le regard ne soit magnétisé, focalisé, happé par le « point noir » ? Qu'il s'intitule toxicomanie, drogue, alcoolisme… Donner à voir le sur quoi s'enkyste ce point : en faisant le détour par la langue qui recèle toutes les figures de haute symbolisation. Métaphore et métonymie, dans leur apparente collusion, entraînent et drainent, les imaginaires malgré eux. Lorsqu’à Vaulx-en-Velin, l'activation de la métaphore « re-tisser des liens sociaux déchirés », prend forme dans un immense métier à tisser, installé au centre d'une clinique mutualiste, quelque que soient les niveaux de culture, les milieux, les repères, chacun sent, sait, vérifie qu'il peut venir s'inscrire individuellement, par l'apport de sa technique de tissage ou le lien singulier choisi, et collectivement, dans cet objet, un métier ouvert, accessible. - De même, la métonymie
- Boire un verre : bel exemple, ne consiste pas dans le fait de faire fondre le verre pour le rendre liquide jusqu'à absorption ! et pourtant chacun la déchiffre, l'utilise.
- Or travailler sur le cadre relève de la même logique.
- Le concept apparut de manière intuitive, mais justifions-le : le cadre est la limite, la définition de l'espace ; travailler avec et pour des acteurs préventifs nous oblige à réfléchir sur le fait que la rupture, la déchirure, la violence contre soi, contre l'autre, se manifeste quand précisément on ne sait plus « où sont les bornes »… qu'on les « dépasse » ! Redéfinissons donc ensemble, pour une visibilité, donc une possible amélioration des compréhensions, les cadres qui nous déterminent, pris dans la langue : cadre familial… cadre de vie…
- Et sur ce large et haut papier blanc, support mental de nos projections, faisons apparaître les représentations intérieures de nos complexes, contradictoires matériaux culturels. … et puisque nous faisons confiance, les yeux fermés, à la langue, ce qui s'intitule « actes » (de « colloque ») sera vraiment décliné comme les actes… mais d'une représentation théâtrale, classique ; - le premier acte, puisque le prologue vient se clore ici, sera celui de l'exposition (quelle unité de temps, de lieu, d'action ?
- Qui, les acteurs, les spectateurs ? - Le deuxième sera celui du passage à l'acte, (de l'invisible, au visible, au concret ; les moyens de la traduction) ;
- Le troisième, celui du déroulement de la manifestation (le colloque a « vraiment » eu lieu dans un temps et un espace précis) ; - le quatrième, la vérification de la pertinence, ou non de cette méthode, et la manière dont elle peut être utilisée, où et par qui ? Bien sûr, un épilogue nous renverra, propulsés à nouveau dans la réalité de chair et de sang, de larmes, de rire, vivante, fragile, incertaine, aléatoire, fuyante.
ACTE I
- EXPOSITION !
Qui ? Pour qui ? Quand ? Où ? Pour dire quoi ? Comment ? Les règles classiques d'unité de temps, de lieu, d'action vont être ici un peu bousculées…Néanmoins.
Ce qui s'appelle unité de temps, ici, en prévention, va correspondre à la durée, en amont, et en aval ; donc tout sauf un événement - feux d'artifice, ni communication : la prévention ne peut être fardée par une approche publicitaire ou commerciale d'auto-promotion.
Ce qui s'appelle unité d'espace, ici, va correspondre à un territoire, celui de la Saône et Loire, plus précisément un lieu : « l'espace des arts », et des points de chutes relais (le lycée Hilaire, l'école des beaux-arts…), et bien sûr le lieu même de la Mutualité de Saône et Loire.
Ce qui s'appelle unité d'action, ici, va être en fait le noyau conceptuel, autour duquel va s'enrouler et se dérouler toutes les figures liées au cadre. Deux impératifs, entendre les demandes propres à la Mutualité, et connaître l'ensemble du territoire physique où se déroule l'action, en analyser les potentialités locales, les éventuelles ramifications nationales. État des lieux, des institutions, des êtres.
Une demande de la Fondation de l'Avenir concernant un colloque autour de la toxicomanie. La relation de confiance avec le service prévention permet de manière informelle de faire évoluer « l'idée » du colloque, habituel, connu, …passer d'un point noir à autre chose - le cadre ?
Agrandir le champ d'investigation ; le cadre… familial, scolaire, économique, juridique, législatif, médiatique, le cadre de scène… il faudrait que la manifestation se passe dans un théâtre, là où les représentations socialisées, symbolisées du monde et des hommes ont lieu ; le cadrage : ce découpage de la réalité opéré par le cinéma : il faudrait un film… Vu, quelques mois auparavant « la promesse » qui logiquement aurait dû être projetée, à la fin de la manifestation, dans le lieu même, pour agrandir vraiment le cadre de scène. Unité de lieu !
Une commission prévention active, à la mutualité ; concernée ; un directeur rasséréné par des opérations menées précédemment - (mise en scène d'un parcours, démarche active de la formation par les pairs, autour du sida), un président à l'écoute, d'une intelligence bienveillante, d'une tolérance compréhensive. Équipe sans laquelle rien n'aurait pu être possible.
Un animateur prévention, ayant déjà vérifié lors d'une action précédente l'étonnante qualité des productions originales : ce qui pouvait s'appeler « pour une autre éthique sportive » a été matérialisé par des trophées de glaise sculptés, imaginés par des adolescents, créés par l'association « bouge ta galère » au Creusot. Imagination, création, autonomie : le sport véhiculait soudain une éthique citoyenne, de responsabilité, de prise en compte de l'Autre : se donner à voir aux mini-olympiades du Creusot, dans une vraie jubilation l'animateur se constitua une autre boîte à outils de production.
Qui, les acteurs ? des lycéens d'un lieu familier à l'animateur. Pour quels spectateurs ? les partenaires de la Mutualité, ses interlocuteurs, ses questionneurs, ses demandeurs, ses interrogateurs, ses partenaires habituels. Avec quels intervenants ? des personnalités très compétentes dans leur champ propre, et suffisamment souples pour intégrer l'originalité de la proposition ; non ils ne seraient pas enfilés les uns à côté des autres derrière une table recouverte de micros et de tapis vert !
Qui, les traducteurs potentiels ? une école des Beaux-arts à Dijon ? mais d'autres artistes possibles, repérés en Saône et Loire et ailleurs.
Un comité de pilotage, qui régulièrement proposerait, aiderait, relaierait, soutiendrait, - Tous les éléments et principalement une exceptionnelle, très humaine, confiance des mutualistes étaient réunis pour que le passage à l'acte ait lieu.
ACTE II
Une des très grandes difficultés du travail de prévention est qu'il est excessivement difficile d'en mesurer les effets. On ne peut jamais dire avec certitude : combien de morts, malades, blessés, combien de souffrances ont été évités grâce à une approche, un discours préventif
- car, ce ne sont que mots, statistiques, informations, témoignages, intonations persuasives…
- Or, là, il s'agissait de travailler une réflexion articulée autour de la prise de conscience des limites qui nous sont intérieures, de la responsabilité relative, illimitée, absolue de nos actes, et des implications de ces derniers, (vécus sur un mode individuel), leurs répercussions sur l'ensemble du corps social. Ce travail, arrêté à un moment par des contraintes de temps aurait bien sûr pu être poussé plus loin dans ces propositions, car un concept comme celui du cadre se nourrit, s'enrichit, s'alourdit, est fécondé par une circulation incessante de la parole, en petits ou grands comités !
Les premières concernées par la toxicomanie, car pressentis les plus fragiles, avaient été dénommées par l'animateur ; ce serait les adolescents. Furent constitués des groupes à géométrie variable, en fonction de leur disponibilité. Deux exemples vont être donnés de l'évolution remarquable, possible de ce type de production.
La première concerne la famille : le cadre familial, à l'issue d'une séance de travail ressemblait à ce schéma : des morceaux de puzzle figurant les membres de la famille (grand-père, grand-mère, parents, enfants, l'enfant au milieu), légèrement éloignés les uns des autres, mais en un regard, le puzzle se soudait, cohérent, lisse.
- Le visage des protagonistes était dessiné de manière très codée : une grosse moustache pour le grand-père, des boucles bigoudis pour la grand-mère… Il se trouva que dans cette représentation, les autres participants de l'atelier ne se retrouvèrent pas. Quelques séances plus tard après discussions, circulation libre autour de l'immense feuille de papier, apparut le schéma suivant : dans le cadre dit « familial », plusieurs cadres (photos) prenaient place, tenus, mis à distance par des mains (d'adolescents) : apparaissaient toutes les formes de cellule familiale actuelles. Passage d'une représentation individuelle, un peu simple, à une représentation à plusieurs entrées, n'hésitant pas à dire aussi, la déchirure (photo abîmée), la solitude. Chacun pouvait rendre compte de manière indirecte ce qu'il vivait, sur un mode indirect, transposé.
Le deuxième exemple concerne l'économie. Le premier schéma fut un empilement de maisons du monde entier, très très pauvres, très très riches ; le dessin global était incompréhensible pour un public… Après discussions, épurations, travail symbolique, décalé, apparut cet immense paquebot au sommet duquel régnaient ceux qui « pouvaient » , paquebot fendant une mer humaine, un océan de malheureux portant les signes distinctifs de leur pays. La force de cette représentation si aboutie, (renforcée par des échelles mi-déroulées et des canots de sauvetage non descendus) frappe comme une allégorie de l'état du monde vu par des adolescents. - Cette étape a sans doute été atteinte, car, conjointement, il y avait la demande d'une proposition de transformation des cadres actuels projetés dans 20 ans : le premier état du monde ne pouvait pas être métamorphosé, le deuxième le serait : les visions actuelles et futures furent trouvées simultanément. Dans 20 ans, faisons leur pleine confiance, un équilibre entre riches et pauvres serait trouvé.
Lorsqu'un brouillon fut donné aux Beaux Arts pour une première traduction picturale, le résultat en fut une proposition détournée par l'élève en un code « bande dessinée », aux couleurs fluo. - Ce qui posa les questions, de code esthétique, des palettes possibles, et du degré de provocation envisageable ! Il fut convenu, parce qu'un autre élève effectuait un magnifique travail en noir et blanc sur des photos d'hommes blessés à la guerre, que ce dernier prendrait en charge, en noir et blanc (technique qu'il maîtrisait) les cadres actuels et que la couleur servirait aux cadres ultérieurs, déclinés, en un futur « arc-en-ciel ». C'est grâce à cette erreur - là que les définitions d'une esthétique théâtralisable fut élaborée -.
Pendant ce temps (car je ne venais qu'en pointillé), l'animateur communiquait les informations, en interne, et en externe, coordonnait les groupes d'adolescents; suivait l'évolution des peintres, démarchait pour obtenir la salle du théâtre des arts souhaitée…, faisait un premier choix d'intervenants possibles.
Or les intervenants allaient avoir à répondre à deux demandes précises et inhabituelles (c'est parce qu'elles étaient inhabituelles que le « présentateur », un complice de longue date de notre travail, qui assumerait le déroulement de la manifestation proprement dit, se joignit à ce moment-là aux séances). D'une part, puisqu'il y aurait une information écrite (journal, dépliant, la forme n'était pas définie), il leur faudrait se présenter : une photo d'eux adolescents et adultes et un récit court (cet adolescent qu'ils avaient, que nous avons tous été), un récit autre (cet adulte qu'ils étaient devenus ; différents). Tous les intervenants, pouvaient jouer librement avec la proposition. Ce qui fut fait ! D'autre part, ils seraient en relation physique, sur scène avec un cadre, à partir duquel leur texte, prendrait appui, s'enracinerait. Le champ d'une liberté gestuelle s'agrandissait en même temps que se restreignait leur point d'appel… là aussi, accord de leur part fut obtenu.
Le médiateur prit donc en charge les explications à fournir, rassurantes, aux intervenants, la description des cadres déjà réalisés, et l'ouverture vers d'autres intervenants possibles.
Tous les travaux se menaient en même temps : une communication pouvait être formulée. Le dépliant fut proposé. Sa bordure noire autour d'une surface blanche ré-activa les objets, faire-part de deuil, que recevaient les personnes touchées par la socialisation ritualisée d'une mort liée à l'âge ; les adolescents ne communiquent pas la mort de l'un d'entre eux dans ces formes, les connaissent très peu, car n'en reçoivent pas (le décès d'un grand père, pour douloureux qu'il soit ne résonne pas comme le suicide d'un ami de quinze ans). Il était trop tard (l'aurait-il fallu ?) pour refaire la communication et obtenir un consensus dans toutes les classes d'âge. Fut lancé le dépliant avec son titre « Encadrez-vous » ! qui signifie à la fois encadrez-vous les uns les autres : soyez des référents, des repères, assurez vos postes, fonctions, définitions les uns pour les autres et qui détourne l'expression commune « celui-là, je n'peux pas l'encadrer » !, en la positivant : « voyez-vous les uns les autres, regardez-vous les uns les autres, acceptez-vous les uns les autres »…
Ma fonction se précisait : garante du sens, convaincue que les difficultés seraient surmontées, inlassable explicante, déplaçant les obstacles, ou m'en servant comme point d'appui pour rebondir plus haut, militante d'un colloque d'un autre type, persuadée que la mentalité et tous les acteurs qui s'y inscriraient en toucheraient dividendes et bénéfices intimes. Ca passerait, ça traverserait les préjugés, ça s'incarnerait, ça évoluerait, ça deviendrait autre : ça dirait autre chose, plus, aiderait à comprendre, du dedans, mieux.
ACTES III
- Et puis, la journée - le jour arriva ! - La veille, nous avions vérifié que les cadres s'inscrivaient en bonne place sur la scène du théâtre. Aucun maillon n'est faible : le personnel du théâtre trouva les solutions les plus pertinentes pour des décors inhabituels, jusque-là justification, l'implantation en demi-cercle, du cadre le plus étroit, le plus proche, le plus intime (familial), au cadre le plus extérieur, le plus lointain, le moins maîtrisable (médiatique) fut formulée. Les premiers étaient très près du sol, les suivants s'élevaient, décollaient, ne touchaient plus terre, trop au-dessus du regard, trop au-dessus de l'intervenant…, répétition, un drôle de mot pour… des intervenants !
- De la découverte par pendrillon noir et médiateur, des cadres, un autre corps, sur scène, en pleine lumière, une lumière précise sur ce corps-là, ce corps inconnu, relié à un cadre, pas imaginé comme ça, pas vu comme ça… peu a peu, les peurs s'expriment, se dépassent, ou bloquent complètement ; se traduisent en mouvement de grève plein ; d'humour ! dans les coulisses : mais le texte du médiateur qui devait présenter les cadres, les analyser ne sera pas dit, la prise de parole, libre, debout, mi-improvisée, mi-préparée, devant une vraie salle que chacun soupçonne absolument silencieuse, est décidèrent un acte violent, trop fort . Et le spectacle commence :
- Les cadres sont révélés, les uns après les autres
- Les paroles se déroulent - Les cadres des années futures sont lâchés, recouvrant les premiers - Un intervenant est absent, pour cause de train, le collectif assume le manque.
- Voilà à quoi ressemblent les cadres et les textes, commentaires, analyses. - Deux réflexions
- Le silence étonnant qui attendait l'apparition des cadres, silence qui accompagnait les textes. Écoute exceptionnelle : qui sans doute permit l'ébranlement intime des spectateurs… ils imaginaient eux aussi leur propre cadre, leur propre analyse sur ce qu'ils voyaient… ce qui apparut nettement à la toute fin, quand, les hommes politiques, lâchant leur guide habituel, se lancèrent dans leur propre interprétation, dépassés, sollicités par la description très précise - la visualisation très nette de leurs propres images mentales -
- Les questions se posèrent. XXXX - Le buffet s'installa, mais les discussions continuèrent par-dessus, argumentant, accrocheurs : on continue de parler à la place de l'intervenant. - Le film, à côté, des frères Dardenne -
- On a l'impression qu'il existe mille et une visions, mille et un cadres que la jubilation que provoque l'imagination en action ne s'évanouira pas !…
ACTE IV
Vérification : pourquoi le « cadre », concept extrait du champ esthétique, s'est-il montré aussi opératif dans celui de la prévention ? « Dérivé de l'italien » quadra, le terme s'applique d'abord à une bordure de bois de forme carrée, mais devient, dès le milieu du XVIII ème le terme général qui remplace définitivement celui de bordure. Le cadre est l'une des solutions matérielles apportées en réponse au besoin quasi universel de délimitation de l'espace figuré, besoin qui trouve aussi son expression dans la simple ligne fermée des peintures murales antiques, médiévales, dans les encadrements décorés des peintures de manuscrits… (Histoire de la peinture). …le carré est une figure anti-dynamique. Il symbolise l'arrêt, ou l'instant prélevé.
Le carré implique une idée de stagnation, de solidification ; voire de stabilisation dans la perfection… (dico des symboles) Dans cette fin de siècle où globalisation, morcellement, accélération prodigieuse qui pulvérise notre relation au temps et contracte l'espace jusqu'à nous étouffer, à broyer tout écart possible… (celui dans lequel nous nous inventons, nous nous projetons), il semble que la prévention soit un des axes essentiels qui permettent de s'arracher à la spirale centrifuge dans laquelle sont agglutinés des électrons libres de plus en plus nombreux, de plus en plus isolés, - même massifiés -.
Un autre temps, celui de la création, celui de la fabrication, celui de l'imagination peut, librement, ouvrir de réelles perspectives de transformation ; tandis que l'espace, - public de la représentation, celui du théâtre,-
- Mais ce peut en être d'autre, remplit sa réelle fonction : celui d'une confrontation « active », intense, chargée, entre des productions mi-individuelles, mi-collectives, et des publics qui forcément, (parce que les cadres, nommés nous traversent tous) se mettent mentalement en chemin vers leur propre représentation. Soudain la vision qui est la mienne, apparue grâce à celle proposée sur scène, m'oblige à m'interroger différemment sur ma propre position, ma propre fonction, et donc sur mes absences, mes blancs, mes incomplétudes -.
- Il semble donc que ce moment de « prise de sens » collectif soit un nécessaire aboutissement et point de départ simultanés pour enclencher une autre dynamique, essaimée.
- Car ce travail ( à condition qu'il soit mené avec un maximum de rigueur intellectuelle et qu'une pratique de la maïeutique soit acquise) peut être repris, enrichi, décliné dans tous les lieux où le besoin d'interrogation se fait sentir ; et les cadres peuvent s'adjectiver à l'infini : car le danger d'une dérive est mince dans la mesure où ceux qui ont lâché prise sur leurs représentations (les plus intimes, les plus maladroites, les plus inachevées…) ne sont pas directement, physiquement sur scène, où ils n'ont pas à rendre compte, à argumenter, à convaincre dans un corps à corps forcément maladroit et anxiogène à leurs corps défendant. D'où l'absence des adolescents, pour une fois non pris en otage, non forcés dans leur retranchement à dire à tout prix… Alors qu'ils avaient déjà « tout » dit, et que nous ne pouvions pas les mettre en position de se justifier. Quant aux explications : mais qu'est-ce que vous avez voulu dire ?… les dessins, étaient suffisamment décodables pour que nous les laissions hors exhibition.
- Il semble enfin que les « acteurs » concernés (depuis la mutualité jusqu'aux spécialistes de l'analyse ; des adolescents aux traducteurs) aient éprouvé un intérêt profond, aient réalisé l'enjeu secret, et politique, intime et citoyen : que ces deux sphères (privée, publique) se soient interpénétrées en une sorte d'harmonie inespérée…
ÉPILOGUE
En 1993, Vidosav Stevanovic, publia « Prélude à la Guerre » - Écrivain serbe, l'un des premiers à se retrouver, durant la dernière guerre des Balkans « entre asile et exil » - Le roman commence ainsi : « J'avais trente-trois ans lorsque je m'aperçus que je n'avais plus d'ombre. Je me trouvais devant le mur d'une fabrique d'armes abandonnée, le soleil dans les yeux, je me retournai (j'avais cru entendre quelqu'un m'appeler par mon prénom), nulle part il n'y avait mon ombre. Elle m'avait abandonnée comme tout m'avait abandonné. Je vis là un présage, je disparaissais et disparaîtrais… »
- L'homme a perdu son ombre, la guerre la lui a fait perdre.
- Ici, il y a encore des « ombres au tableau ».
Dans les représentations Encadrées, sur scène, les ombres de tous ceux, bien vivants, bien réels, qui n'avaient pas pu entrer, qui ne soupçonnaient peut-être même pas que des hommes et des femmes, de toute leur patiente passion, tendraient à la transformation des conditions qui produisent guerre, violence, douleur, arrachement ; les ombres de tous ceux dont nous n'avons pas directement parlé devenaient de plus en plus nombreux…
Il est temps de nous retourner, de les retrouver, ces êtres-là… et de continuer infatigablement, à œuvrer, pour qu'il n'y ait plus aucune « ombre » au tableau… seulement des êtres vivants, debout, dignes acteurs de leur propre texte, de leur propre comportement, de leur propre chemin, hautement responsables d'eux-mêmes, et de chacun… - et que, paradoxalement, il n'y ait plus besoin de manifestation comme celle-ci ! que la prévention ait totalement rempli son office !

MARYVONNE VÉNARD

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